Enquête

Des travailleurs migrants dénoncent du travail forcé dans une usine québécoise

Salaire moins que minimum, travail forcé jusqu’à 80 heures par semaine, extorsion, menaces : des travailleurs étrangers temporaires ont vécu l’enfer.

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Recrutés au Mexique et au Honduras pour venir travailler en Montérégie comme soudeurs, quatre travailleurs migrants sont tombés de haut lorsqu’ils ont découvert les faces cachées de leur emploi. Tous dénoncent avoir été victimes de « fraude, travail forcé et menace » par l’entreprise Systèmes Finex. S’inscrivant dans un système d’immigration qui promeut les contrats de travail fermés soumettant les travailleur·euses étranger·ères à l’emprise totale de leurs employeurs, cette situation ne serait pas unique.

Lors d’une conférence de presse au Centre des travailleurs et travailleuses immigrant·es (CTTI), le jeudi 20 juillet dernier, Carlos, Daniel, David et Juan se sont réunis pour dénoncer les abus vécus aux mains de leur ancien employeur, ayant subi des conditions de travail qu’ils qualifient d’« inhumaines », très différentes de celles inscrites dans leur contrat.

Un employeur aux techniques « frauduleuses » et « manipulatrices »

D’origines mexicaine et hondurienne, ils sont venus avec leur famille au Québec entre 2021 et 2022 avec le Programme des travailleurs étrangers temporaires afin de travailler pour Systèmes Finex, une entreprise de fabrication de panneaux de fibrociment basée à Salaberry-de-Valleyfield, qui les avait recrutés à distance en leur promettant des emplois de soudeurs.

Tous expliquent qu’ils ont été embauchés à 23 $ l’heure : c’est bien le montant qui leur était versé, mais l’employeur les obligeait ensuite à lui rembourser une partie des salaires en argent comptant, racontent-ils. Ils auraient été payés uniquement 10 $ l’heure en fin de compte.

De plus, alors que les travailleurs avaient un contrat de 40 heures par semaine, ils disent avoir travaillé sept jours sur sept de 3 heures du matin à 15 heures, y compris les jours fériés, pouvant ainsi cumuler jusqu’à 84 heures travaillées par semaine.

« Si je ne travaillais pas 80 heures par semaine, je ne recevais pas assez d’argent pour survivre », dénonce David Davalos, un des travailleurs témoignant au CTTI.

Chaque travailleur témoigne aussi avoir eu à payer à l’employeur des « frais de recrutement », qui comprendraient des « frais d’immigration », variant pour chacun entre 6 800 $ et plus de 25 000 $, selon leurs témoignages.

« Il a exigé que je lui verse l’argent que l’entreprise était censée avoir payé pour les procédures d’immigration pour moi et ma famille », explique Juan Reynaldo Barahona, qui dit avoir payé 26 100 $ à l’employeur pour des frais d’immigration.

Officiellement employés en tant que soudeurs, ils déclarent que les tâches qui leur étaient réellement assignées relevaient du métier de manœuvre en construction, alors qu’ils n’auraient suivi aucune formation dans ce domaine. L’employeur en aurait aussi profité pour leur demander de faire des travaux dans sa propriété personnelle comme tondre sa pelouse ou bien nettoyer sa piscine, pour le même salaire.

Les travailleurs se plaignent de harcèlement moral de la part de l’employeur, qui les aurait menacés de les renvoyer ou de voir leur salaire diminuer s’ils ne remboursaient pas leurs frais de recrutement ou s’ils ne voulaient pas effectuer certaines tâches.

Avec un permis de travail « fermé », un travailleur étranger temporaire peut uniquement travailler pour l’employeur qui l’a recruté, son statut migratoire se retrouve alors par définition entre les mains de celui-ci.

« L’employeur m’a menacé d’annuler mon permis de travail et de m’expulser si je ne payais pas rapidement les frais d’immigration. Mon épouse a donc dû venir travailler pour l’entreprise », dénonce quant à lui Carlos Barahona.

Carlos n’est pas le seul à dire s’être retrouvé dans l’obligation à faire travailler un membre de sa famille, ce serait aussi le cas de Daniel Santiago Morales. « Ma fille [de 17 ans] a dû aller travailler du lundi au dimanche de 3 h à 15 h, elle a manqué l’école pour m’aider à payer l’argent qu’il me forçait à payer », témoigne-t-il.

Fuir

Suite aux menaces répétées, David Davalos est le premier à avoir rompu son permis de travail fermé en janvier 2023, après avoir travaillé près de sept mois chez Systèmes Finex, parce qu’il craignait d’être « frappé » ou que sa famille soit « blessée », vu l’attitude menaçante à son endroit du propriétaire et d’un superviseur.

Au même moment, il dit avoir fait une première demande de permis de travail ouvert pour travailleurs vulnérables. Immigration Canada aurait rejeté sa demande, déterminant qu’il ne subissait pas de violence ou qu’il n’était pas en danger. 

Carlos, Daniel et Juan ont démissionné en mai. Ils ont alors contacté le Centre des travailleurs et travailleuses immigrant·es pour engager des procédures auprès de Immigration Canada et de la CNESST afin d’obtenir réparation.

Bénéficiant actuellement d’un statut migratoire implicite après la rupture de leurs contrats de travail fermés, tous ont demandé un permis de travail ouvert pour travailleurs vulnérables auprès d’Immigration Canada, avec l’aide du CTTI. L’agence fédérale les aurait toutefois informés que les quatre dossiers auraient été perdus.

Pendant ce temps, une dizaine d’autres travailleurs immigrants travailleraient encore dans cette usine, dans les mêmes conditions, selon les quatre travailleurs.

Preuves à l’appui

Lorsqu’il a quitté Finex et contacté le CTTI, David Davalos a pu déposer une plainte auprès de la Commission de normes de travail (CNESST), qui a mené à une enquête. Dans le verdict de l’enquête, consulté par Pivot, la CNESST réclame à l’employeur de verser plus de 30 000 $ à David Davalos, ce qui comprend un remboursement de salaire impayé pour des heures supplémentaires et des journées fériées et de vacances, ainsi qu’un remboursement de frais de recrutement payés à l’employeur. 

Il est indiqué que David Davalos a fait jusqu’à 40 heures supplémentaires en une semaine, pour une moyenne de 22 heures supplémentaires hebdomadaires.

Le verdict de la CNESST ne fait pas mention d’un salaire réduit.

Une autre preuve consultée par Pivot confirme plusieurs accusations portées par les travailleurs. Dans un enregistrement audio, on entend le patron de Systèmes Finex, Helios Munoz Senior, préparer les travailleurs migrants à l’inspection des agents de la CNESST, à la suite de la plainte de David Davalos.

Il leur exige de mentir sur leurs conditions de travail : par exemple, il leur demande de ne pas révéler qu’ils sont payés moins et qu’ils travaillent plus que ce qui est mentionné dans leur contrat de travail, ni qu’ils auraient utilisé certaines machineries sans en avoir les compétences.

On entend également M. Munoz affirmer que les travailleurs étrangers ne seraient pas assez qualifiés en tant que soudeurs pour être payés 23 $ l’heure, et qu’il serait alors normal de lui redonner la différence.

L’employeur s’inquiète que le gouvernement découvre que la nature de leur emploi et leurs conditions de travail ne correspondent pas à ce qui avait été convenu au moment de leur demande d’immigration.

« Si on se fait prendre, vous allez être dans le trouble autant que moi », dit-il aux travailleurs [traduction de l’espagnol].

L’employeur contre-attaque

Lors d’une entrevue avec Pivot, le directeur général de l’entreprise Systèmes Finex, Helios Munoz, dément toutes les accusations concernant le surplus d’heures, la partie du salaire impayé et les frais de recrutement. Il affirme que tout cela serait une manière pour les travailleurs « d’immigrer de façon illégale en brisant le contrat de travail fermé pour en obtenir un ouvert ».

« Ils ont utilisé ma compagnie pour immigrer illégalement au Canada. On va régler ça devant les tribunaux. »

Une seule accusation serait vraie, selon lui : M. Munoz reconnaît que les employés qui l’accusent n’ont pas effectué le travail de soudeurs, malgré une entente préalable à cet effet. Il les a embauchés à distance avant la pandémie, puis les besoins de l’entreprise auraient changé : c’est pour cela qu’il aurait fait une demande à Service Canada afin de changer leur rôle d’embauche, dit-il. Pivot n’a pas pu vérifier une telle affirmation.

Non content de réfuter les accusations à son endroit, l’employeur porte aussi différentes accusations envers les employés témoignant contre lui.

En mars 2023, il aurait rempli une plainte auprès de la CNESST envers l’un des travailleurs pour harcèlement sexuel envers la responsable administrative de l’entreprise. Selon l’employeur, ce serait cette plainte qui aurait poussé les trois travailleurs à quitter Systèmes Finex, et non les mauvaises conditions de travail qu’ils décrivent.

La CNESST n’aurait pas donné suite à cette accusation, selon le travailleur en question, qui la qualifie de « mensonge » et de « tactique d’intimidation ».

L’employeur affirme aussi que l’un des travailleurs aurait volé une voiture de l’entreprise après son départ. Celui-ci dit plutôt avoir été forcé à l’acheter pour ses déplacements liés au travail.

Après leur départ de l’entreprise, les quatre travailleurs ont reçu une poursuite au civil de la part de Finex pour de prétendus dommages économiques causés par la rupture des contrats de travail de deux ans.

Dans l’une des demandes déposées en cour, consultée par Pivot, l’employeur réclame près de 10 400 $ au total. On y retrouve notamment une demande de remboursement du coût des billets d’avion que l’employeur aurait avancé au travailleur et à sa famille pour venir au Québec.

Un système d’immigration complice

Une histoire comme celle de Carlos, Daniel, David et Juan n’est possible que parce que le système d’immigration canadien et québécois mise sur la précarité des travailleur·euses étranger·es temporaires, prisonniers de permis de travail fermés et forcés de tolérer des conditions de travail injustes, dénonce le Centre des travailleurs et travailleuses immigrant·es.

« Ce programme de travailleurs temporaires est basé sur l’exploitation. Leur vulnérabilité est un terreau fertile pour des pratiques qui vont au-delà de la violation des droits du travail et ouvrent la voie à des pratiques de traite des personnes » comme celles dont ont été victimes les travailleurs de Finex, explique Viviana Medina, organisatrice communautaire au CTTI.

Ces dernières années, les gouvernements provincial et fédéral priorisent l’immigration temporaire sans pour autant augmenter les résidences permanentes, qui offrent une meilleure sécurité à ceux et celles qui viennent travailler au pays, ajoute-t-elle.

Selon le CTTI, cette histoire ne serait que la pointe de l’iceberg, puisque le nombre de personnes qui entrent au Canada avec un statut migratoire précaire est en croissance. Cela comprend toutes les personnes ayant un statut temporaire ou conditionnel, non seulement les travailleur·euses temporaires, mais aussi les personnes demandeuses d’asile et sans-papiers.

Même si demander un permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables reste une option envisageable dans des cas comme ceux des travailleurs de Finex, la demande serait trop compliquée, étant donné la difficulté de fournir certaines preuves, selon le CTTI. De plus, le permis ouvert n’est valide que pour un an, ce qui oblige les travailleurs à retourner vers un permis fermé – et le cycle de l’exploitation peut recommencer.

L’abolition du permis de travail fermé associé à un employeur unique serait une priorité pour le CTTI. Mais plus encore, pour l’organisme, tout statut migratoire précaire est vulnérabilisant : c’est pour cela qu’il serait essentiel de se concentrer sur la régularisation des personnes en statut précaire ou sans statut.

Un renforcement des sanctions envers certaines pratiques de recruteurs qui entravent les droits des travailleur·euses migrants est aussi une des revendications du CTTI.

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